Je suis toujours excité lorsqu’un auteur réputé ”difficile” s’attaque à un genre populaire. Je n’avais pas relu Bézian depuis son Donjon – cf. le billet qui lui est consacré – et l’idée de le voir dessiner un feuilleton policier se déroulant dans les années 20/30 m’a vraiment réjoui. Sauf que le premier test dit ”du fiston” a été négatif : ”j’aime pas l’histoire” déclara ma progéniture dont je déplore quotidiennement le manque de culture. Cet avis définitif n’allait pas m’arrêter, on ne freine pas l’enthousiasme du Docteur Li-An !
Sous une couverture hyper sobre, Bézian a fait des choix graphiques et visuels audacieux. En choisissant de dessiner sur quatre bandes, il suggère une horizontalité cinématographique – et un début de vision du Cabinet du Dr Caligari fait mieux comprendre les décors suggérés par le trait et les perspectives déformées, on est vraiment dans une esthétique expressionniste. Les personnages sont penchés, les hachures sur le corps et le visage accentuent des effets de lumière dynamiques et seul le fond blanc de l’oeil ressort. De nombreuses scènes sont aussi caractérisées par une redondance graphique, un thème visuel qui sert à caractériser le décor et l’ambiance – figure décorative, pavage… Il y a un travail remarquable de couleurs : chaque lieu possède son code de couleur – le bar des truands est rouge par exemple – avec au maximum deux/trois couleurs utilisées. Cela accentue le côté ”cinéma allemand d’avant-guerre” en faisant des scènes ultra découpées, un effet de studio avec des amplitudes très limitées. Tout un travail original passionnant à décortiquer et à essayer de comprendre. Et heureusement parce que le reste…
Noël Simsolo, le scénariste, en est à sa deuxième collaboration avec Bézian. J’imagine que c’est leur goût commun du cinéma qui les réunit puisque Simsolo a écrit de nombreux ouvrages sur le cinéma – Billy Wilder, Clint Eastwood … et un dictionnaire de la Nouvelle Vague qu’il a côtoyée dans sa jeunesse. Invité sur France Cul, il a d’ailleurs plus parlé des réalisateurs français qu’il a croisé que de son album BD. Je me suis demandé pourquoi…
La forme est en adéquation avec le fond puisque Docteur Radar est un hommage aux films policiers des années 20 notamment au Docteur Mabuse de Fritz Lang. Des morts mystérieuses de savants faisant des recherches sur le voyage dans l’espace et Ferdinand Straub, ”le gentleman détective” ancien as de l’aviation française, se lance à la poursuite du Docteur Radar, le commanditaire de ces crimes et ses sbires, des artistes de cirque aux pouvoirs redoutables.
Sur le papier c’est excitant, en album c’est déprimant. Parce que toute cette histoire est racontée au premier degré. Il n’y a aucun humour ou second degré (le commissaire est idiot mais Louis de Funès dans Fantomas est bien plus drôle), l’histoire se déroule sans surprise ou même une idée surprenante et le lecteur visé semble avoir 80 ans puisqu’il n’y a pas de point de vue contemporain sur ce qui nous est raconté. C’est un mauvais film des années 20 raconté sans aucun recul. Quoique, non, je rembobine. Évidemment, Simsolo est conscient des clichés qu’il utilise, il le fait en connaissance de cause et sûrement délectation mais toute cette culture cinématographique et feuilletonesque tombe complètement à plat. On a la cruelle impression que Simsolo n’a jamais lu Tintin (le héros détective volontaire), Spirou de Franquin (le méchant qui veut aller dans la Lune), Sfar(les années 20 réécrites à l’aune d’aujourd’hui) ou Pratt – l’expressionnisme en BD – ne parlons pas de Caniff, de Raymond etc… Seule idée qui sorte un peu de l’ordinaire : le camarade compagnon de Straub est Pascin (cf. Sfar ou l’Histoire de l’Art), artiste pornographe et décadent qui a vraiment existé. Il permet à Straub de s’introduire dans les milieux ”interlopes” parisiens et a, évidemment, beaucoup plus de personnalité que le héros.
Et, misère de misère, les choix graphiques de Bézian accentuent le sentiment de flou de l’histoire : puisqu’il n’y a pas de couleurs traditionnelles, on ne peut pas distinguer les personnages par leur habillement ou leur couleur de cheveux. Malheureusement, les 3/4 des personnages sont grands, maigres et habillés en costume et on se retrouve avec des scènes où on ne reconnaît plus personne ! D’ailleurs, ce pauvre Straub souffre gravement du syndrome Tintin : avec sa bouille ronde et simplifiée, il n’a pas beaucoup de personnalité. Et je rêve ou c’est une police de caractère informatisée ? 1
Je me défends beaucoup de dire du mal des albums sur ce blog mais j’avoue avoir cédé ici à la tentation : il y a un tel écart entre le talent de Bézian, l’originalité de sa démarche, les promesses de son dessin et le résultat final que ma déception est grande. Ça conforte en tous les cas mon idée que la bande dessinée ne s’invente pas sur le tas : comme les autres Arts, elle nécessite une vraie culture du médium, de ses possibilités (très grandes) et de ses limites (casse pieds). Auteur de BD c’est un vrai métier différent de romancier ou scénariste de cinéma.
Au final, je conseille quand même l’achat de l’album aux amateurs de dessin : à feuilleter, à analyser, c’est vraiment une source d’inspiration très stimulante. Mais n’espérez pas grand chose de l’histoire …
Le gag des méthodes d’assassinat
Humour, second degré, plantage ? Chacune des victimes est tué de manière différente et le premier assassinat auquel on assiste est fait à l’aide d’une injection de curare. Par deux costauds sur un homme endormi. Je me suis dit ”qu’est-ce que c’est que cette histoire, pourquoi ils ne l’ont pas étranglé proprement ?”. Je ne suis pas le seul à me poser des questions puisque un des tueurs se plaint de ces méthodes exotiques et ne comprends pas pourquoi le Patron s’obstine avec des consignes alambiquées. Éh bien, figurez-vous qu’on n’en saura pas plus. Ça n’apporte rien à l’histoire, c’est juste comme ça, pour faire mystérieux tout en montrant qu’on n’est pas dupe… Rien compris.
Ouille ouille ouille ! Ça sent le roussi pour cet album : ne pas réussir à faire rire avec un flic idiot, c’est vraiment la lose.
Bon, ceci dit, si j’ai bien compris ce qu’a expliqué le commissaire Li-An (qui parle comme un livre), on peut quand même lui donner une chance (à l’album)?
Pour l’aspect graphique, c’est vraiment un achat intéressant. Je pense d’ailleurs qu’il ne moisira pas dans ma bibliothèque et que je le ressortirai – ce n’est pas un album ”à lire une fois”.
Et N.Simsolo est l’auteur d’un ”BON PLAISIR ”sur et avec Jean-Michel Charlier (France Culture,1989)…
J’aime trop Bézian pour bouder.Mais j’apprécie la critique qui tape et vise juste.
J’aurai préféré ne pas taper – et encore, j’avais envie de détricoter toute la construction du scénario.
Simsolo aurait dû prendre des cours avec Charlier pour le coup.
Pfffouuh… et ce lettrage !
Ça signifie que tu aimes le lettrage ou pas ?
Pas du tout. Cet italique (informatique bien sûr) permanent me donne mal à la tête.
Ah, il y avait une ambigüité. En plus, on sent que les bulles ont été rajoutées après coup, elles ne s’insèrent pas toujours de manière très agréable. Le lettrage informatique est une plaie qui touche même les plus exigeants.
Mais il semble bien de Bézian himself ce lettrage tant maudit .N’est-il pas cohérent avec le style coupant du dessin ?
(Non,mais,par exemple,franchement par rapport à toutes ces bandes d’Arle**on.)
Je crois bien tout de même que le dessin de Bézian peut consoler beaucoup d’entre nous.
Ça ressemble fort à son lettrage initial mais il est quand même froid et on devine sans mal sa provenance informatique. Pour un dessin aussi graphique, c’est vraiment dommage.
Faux : les plus exigeants ne font précisément pas de lettrage informatique. Tu en sais quelque chose !
Je voulais dire que l’exigence graphique semblait devenue indépendante de la beauté d’un lettrage. Même Moebius avait craqué sur son dernier album alors que le lettrage a toujours été d’une grande importance pour lui : il faisait le lettrage avant même de faire un crayonné définitif.
C’était même un beau métier,ça,lettreur.Une reconnaissance limitée,d’accord.
Le lettrage d’un Gotlib..!Et Michel Jans,traducteur-lettreur de Sergio Toppi…Si Blutch s’abandonne à cette pratique informatique,j’aurai le sentiment d’un pas en arrière.
Bon, ben voilà, M.Bézian nous met la honte grave – en fait, à ceux qui avaient douté de son courage manuel.
Cher Li An
J’ai l’honneur de vous informer très officiellement que mon lettrage, est toujours, intégralement, et pour cet album-ci encore, écrit (dessiné?) à la main, la mienne, et aucune autre. Il est écrit à part découpé et collé aux emplacements prévus, mes planches étant dessinées sur un papier assez cheap qui ne supporte pas le lettrage sans baver. Je ne sais que penser du fait qu’on puisse deviner ”sans mal sa provenance informatique”…
Bien à vous
BEZIAN
J’adore quand les auteurs viennent faire un tour sur mon blog, je passe pour un guignol. Il me reste donc à barrer tous mes commentaires perfides sur le lettrage. J’avoue que j’en reste sans voix parce que j’ai zieuté le lettrage le nez sur les pages avant de m’avancer et cette régularité ”inhumaine” m’a semblé une preuve définitive. Merci beaucoup pour la précision – j’ai quand même bien deviné pour le ”rajout”, ouf, je ne suis pas complètement nul.
Critique très intéressante et constructive. D’accord avec Hobopok sur l’italique trop prononcé du lettrage. Je vais vérifier ça de visu en librairie.
Ben c’est un choix artistique, on ne peut pas lutter contre ça :-)
Ben j’ai pris une claque du même genre le jour où j’ai vu une expo d’originaux de Chris Ware et où j’ai constaté que cette accumulation de formes géométriques inhumaines que j’avais toujours supposé faites en vectoriel (en fait non, je supposais même pas, ça me semblait aller de soi) c’était tout fait à la règle, au compas, au crayon, à l’encre et au tire-ligne.
Ah oui, c’est impressionnant ça. Mais il travaille en atelier maintenant il me semble.
Désolé Bézian. Avec toutes mes confuses. Mais bon ça penche quand même beaucoup.
Je signale cette interview audio du dessinateur :
Merci Jérôme.