La dernière fois que je parlais de David de Thuin, c’était pour me poser la question de ce qu’il devenait après deux ans de silence radio. En fait, mes chers amis lecteurs – des gens formidables beaux et bons – m’ont pointé la sortie prochaine d’un ouvrage insensé de plus de 1000 pages édité par Glénat : La proie.
Même si on assiste à une inflation impressionnante de la pagination des albums qui n’est pas sans inquiéter les déménageurs, mille pages c’est quand même superlatif, surtout pour une histoire complètement originale, pas une compilation de matériel portant sur plusieurs années/voire décennies. Évidemment, on pense en premier lieu au séminal Lapinot et les Carottes de Patagonie de Lewis Trondheim et ses 400 pages. Le format est d’ailleurs proche : noir et blanc et gaufrier systématique. Mais les deux ouvrages ont une approche très différente : là où Trondheim démarrait au quart de tour dans une aventure échevelée sans barrière et apprenait à dessiner sur le tas, de Thuin continue à creuser un sillon. Et c’est là où j’ai un peu calé.
Comment résumer 1000 pages en deux lignes
Topuf est recueilli par deux infectes (sorte de petites créatures insectes) après un naufrage. Il est lui-même à poil (c’est une espèce de chien) et tous les infectes voient en lui l’Élu de la Prophétie qui va changer leur vie. Pour cela, il doit se rendre au sommet d’une montagne, ce qu’il consent à faire en espérant retrouver son fils en chemin.
Doute et perplexité
- Je me demande si c’est une bonne idée de chroniquer cet album…
– De quoi tu as peur ? Tu aimes beaucoup le travail de l’auteur ! C’est normal que tu parles de cet album qui sort de l’ordinaire.
– Oui mais je crois que je n’ai pas compris où il voulait en venir.
– Comment peux-tu en être sûr ? Si tu es honnête dans ton analyse, tu n’as rien à te reprocher.
– C’est que je n’aime pas parler des choses que je n’ai pas aimé.
– Ah ah, quelle mauvaise foi ! Les gens ne retiennent que ta méchanceté naturelle !
– C’est vexant de dire ça.
– Bon,je me tais…
- N’empêche, je me dis qu’il faudrait que je m’abstienne.
– On ne va pas recommencer cette discussion.
Dans les histoires autoproduites de de Thuin, on retrouve régulièrement la même structure : deux personnages marchent dans la campagne et discutent. Ça peut être de la vie quotidienne, un début d’histoire ou de réflexions philosophiques sur le sens de la vie. Mais la structure revient : un duo qui discute, qui se pose des questions, souvent pas d’accord mais qui essaie de se convaincre par la parole. Dans La Proie, on n’a quasiment que ça. Et la plupart des questions portent sur le confort immobile (dans un terrier fermé du monde extérieur) et l’obligation morale d’action et de mouvement, synonyme de danger mais aussi de découvertes. De Thuin va ainsi multiplier les paires de personnages qui se posent plus ou moins cette question dans une espèce de loop musicale infinie, comme un thème récurrent d’une musique répétitive. De la même manière, différentes actions vont se répéter (sauvetage d’une personne, enfermement dans un souterrain qui comporte toujours une sortie comme dans les Tintin).
Je crois que je n’ai rien compris
- Tu te rappelles de ce que je disais sur cette chronique ?
– Évidemment. Tu avais peur de dire du mal de cet album.
– C’est ça. Quel intérêt de risquer d’attrister un auteur que l’on aime bien ?
– Je te fais remarquer que tu as déjà commencé ce billet…
– Oui mais c’est toi qui m’y as poussé.
– Chacun sa nature comme disait le scorpion sur le dos de la grenouille.
On ne peut pas dire qu’il ne se passe rien d’autre : différents personnages aux pouvoirs divers se croisent et décroisent et, petit à petit, tous les infectes se dirigent vers la montagne de la Pire Aînée (jeu de mot). Il y a une espèce de structure à la Seigneur des Anneaux mais sans tension véritable : si les infectes crèvent de trouille dans les premières pages à propos des prédateurs, on se rend vite compte que ces derniers ne sont pas suffisamment effrayants pour qu’on s’inquiète vraiment pour nos héros. Mais alors qu’est-ce qui reste ?
Éh bien, le couple principal – Topuf et Tipôme – fonctionne très bien. Topuf est proche du désespoir, il lui semble qu’il a complètement gâché sa vie et tué son fils alors que Tipôme le pousse à avancer. Topuf est une vraie plainte ambulante qui souffre tous les maux de la Terre, un antiaventurier complet embarqué dans un voyage qui le dépasse. C’est pour eux que l’on accepte de se coltiner le voyage, quand même curieux de savoir si la Prophétie va se réaliser (mais on se doute un peu de la fin).
Plus fort que moi
- Mais… Si ça se trouve…
– Quoi encore… Que…
– Tu vois, en fait… Il…
– Ce serait donc ça ? Alors…
– Oui.
À la fin du récit, je me suis demandé si de Thuin n’avait pas tenté un truc hyper couillu : faire passer dans la narration même la longueur du trajet, sa monotonie, la fatigue et la durée. Que le lecteur ressente dans sa lecture même l’essence et la difficulté du voyage pour, comme les personnages, être heureux d’être arrivé au bout, au sommet de la Montagne. Et de dire ”Je l’ai fait” ! Peut-être…
Le Titre
Je l’ai toujours pas compris pourquoi l’album s’appelle La proie alors qu’il aurait évidemment dû avoir pour titre L’Élu.
Post Scrotum
Avertissement pour les fans : en effet, ce n’est pas une chronique enthousiaste d’un album de leur auteur favori. Comme je l’ai dit plus haut, j’ai hésité à le chroniquer. J’aurai pu l’éviter mais pour avoir chroniqué de nombreux ouvrages de de Thuin sur ce blog et vu l’objet en question, il me semblait qu’il fallait que j’en parle. J’aurai voulu être bouleversé et en profiter pour me moquer au passage de la politique éditoriale du moment. De Thuin fait une forme de BD qui me parle beaucoup et j’aime ses références mais là… Là… Là-haut, dans la montagne, y’avait un beau chalet…
Il m’attend dans mon salon, et c’est pas ces quelques réserves qui vont me dissuader, non mais !
D’ailleurs, regarde cet extrait du Grand Journal .
Ah, si on en parle au Grand Journal – pouffe, pouffe. En même temps, je ne peux pas me moquer du Grand Journal : ils passent des pubs très bien entre deux chroniques.
J’ai cru un instant que de Thuin t’attendait dans ton salon. Je serai ravi d’avoir des avis positifs sur ce livre pour m’aider à me faire une autre opinion. C’est que j’aimerai l’aimer cet album…
En réalité,je trouve cette critique remarquable.Et de la légèreté dans l’honnêteté.Dédramatisons.Et,non,elle ne me dissuade pas de cet achat prochain.Ce serait dommage que l’oeuvre de David Dethuin se résume à un charme certain;ainsi qu’une naturelle tendresse que son public lui conserverait.Je ne lui prête pas une volonté de chef-d’oeuvre.Ou un sens caché.Un fond malin.Ou ricanant.Je ne parlerai pas de naiveté.
Je serai ravi d’apposer mon opinion.Si elle veut bien apporter quelque chose.
On devrait écrire l’ histoire de nos déceptions.Ce ferait une biographie extraordinaire:celle de nos attentes,nos préjugés,nos obsessions…Ce peut être pire.
En lisant le journal de H.D.Thoreau,j’ai du revoir mes attentes.Je ne comprends pas tout.Je trouve des pages sublimes.Mes premières impressions vivotent encore un peu.J’y reviens.C’est un illuminé candide.Trés jeune;enthousiaste,vivant,alors qu’il semble mûrir un désespoir absolu.Affreusement seul,il observe,amoureux,annote,lit énormément.Ses cahiers n’ont aucun sens;on jurerait qu’il veut nous perdre en route.C’est peut être de la poésie véritable.
Malgré tout,je crois l’aimer ce ”journal”.
J’insiste sur la qualité de ta critique-persuadé que l’auteur l’apprécierait-parce que,à aucun moment elle ne tombe dans la facilité.Ou le ricanement.On devine l’embarras,mais pas une tiède politesse.Faire état de ses amertumes,et savoir les écrire,c’est assez grand.
Non ?
Bon, si ça se trouve, le jour où je vais croiser de Thuin, il va me mettre son poing dans la figure, me piétiner en me hurlant dessus et gesticulant dans tous les sens. En tous les cas, je serai curieux de discuter sur la façon dont il a abordé cette histoire et comment il l’a développée.
Ta critique honnête est toute à ton honneur, aucun auteur ne pourrait t’en vouloir de dire ce que tu ressens, c’est même très précieux (d’autant plus que tu es toi-même auteur et que c’est alors courageux de donner ton avis sur des ”collègues”), et c’est pourquoi des blogs comme le tien sont infiniment plus précieux que tous les sites d’info et de rubriques impersonnelles. De plus, pour avoir un peu échangé avec lui, je sais que David de Thuin est terriblement critique avec lui-même. Ces mille pages, pour ce que j’en sais, ont été complètement improvisées, au départ sans volonté de publication, et il faut peut-être avoir toujours et malgré tout à l’esprit cette dimension d’improvisation.
Ah, c’est intéressant ce que tu dis. Si j’ai l’occasion, je tâcherai peut-être de faire une interview avec lui.
Évidemment, la ”frustration” de mon côté vient aussi du fait que j’ai abordé ce genre de récit avec Planète Lointaine. Qu’est-ce que je pourrai mettre dans 1000 pages ?
Alors là, si ça pouvait te donner envie de faire un récit de SF improvisé sur xxx pages… ça serait la meilleure des critiques !
Pourquoi pas Planète encore plus lointaine ?
En fait, je crois que j’ai épuisé le cas Planète. Mais il y aurait probablement encore moins d’éditeur pour publier cette suite – ou cette nouvelle aventure :-) Enfin, j’y pense quelque fois, en sortant d’un bon repas et en attendant que la digestion se fasse.
La déception confirme ce que j’ai entendu… J’ai quand même envie de lire (ou feuilleter) le bouquin par curiosité mais c’est vrai que l’écriture au fil de la plume est un processus assez risqué.
HS COMPLET : sur ton tumblr tu as un petit poucet par Nadezhda Illarionova et j’ai un peu l’impression que c’est une François ROca par rapport aux illus’ de Gustave Doré : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/9d/Poucet3.JPG
(j’aurais voulu écrire ça via tumblr mais les questions n’acceptent pas les liens)
Oui, Tumblr c’est limité. Je vais y jeter un oeil mais je crois bien que tu as raison pour le coup. Sauf que je ne suis pas sûr que ce soit aussi grave : ça ressemble plus à de la citation (le traitement est très différent et ça ne semble pas systématique). Enfin, bref, à la Roca :-).
L’écriture automatique est intéressante dans le cas où elle permet à la forme de se libérer des contraintes (voir Trondheim ou Moebius). Ce n’est pas vraiment le cas ici. Difficile de savoir ce que cherchais exactement de Thuin dans cette histoire.