Suite à ma lecture enthousiaste de son dernier album Quartier Western, j’ai eu envie d’en savoir un peu plus sur la naissance de l’album. Allons‑y pour le jeu des questions/réponses.
Si les lecteurs du Margouillat avaient conscience de l’étendue de ta palette, le grand public métropolitain te connait avec des séries ”pour jeunes” qui marche relativement bien. Qu’est-ce qui t’a décidé à proposer aux éditeurs une BD ”noire” au format roman graphique ? Est-ce que c’est un projet que tu portes depuis longtemps ?
Tehem – À force de jongler d’une série à l’autre (j’en ai 4 en cours), j’ai ressenti une saturation à un moment donné. J’avais envie d’une réelle coupure graphique et scénaristique : entre la structure hyper cadrée du gag en une page, et le format 46 pages qui n’offre pas la place nécessaire à des temps morts dans l’histoire, je voulais explorer d’autres façons de raconter. Et il y aussi l’envie de voir si j’étais capable de maintenir sur 120 pages les ficelles d’un scénario qui ressemble plus à un exercice de style qu’à autre chose…
Pourquoi ce genre d’ailleurs ? Tu es amateur de romans noirs ? Est-ce qu’il y a des références livresques ou cinématographiques ?
T- Je ne suis pas spécialement fan de romans noirs, j’en lis de temps en temps, comme d’autres genres littéraires. Simplement, j’ai essayé de rendre l’ atmosphère un peu lourde de cette époque à la Réunion. Par contre j’adore en général les romans, BD et films à plusieurs entrées. Je trouve le principe jouissif pour l’auteur, et peut-être aussi pour le lecteur. Je pense notamment à Journal intime de Chuck Palaniuk, au cinéma : Tarantino, bien sûr… Manèges d’ Yves Allégret (un vieux noir et blanc hallucinant dans sa construction)..
J’imagine que la date choisie pour l’histoire (1976) correspond à la Réunion que tu as le mieux connue. Mais quels sont les éléments les plus autobiographiques si il y en a ?
T- Il y a pas mal de choses vécues, notamment la partie qui se déroule au catéchisme, qui s’est réellement déroulée (à part le fait que ce sont des animaux,bien sûr!..). Mais j’ai noyé tout ça dans pas mal de choses, et on trouve des morceaux de vrai un peu partout dans l’album. Les lieux par exemple : ne disposant pas ou peu des photos de cette époque (curieusement), j’ai du faire confiance à ma mémoire . Malheureusement, j’ai une très mauvaise mémoire. Il y a des magasins qui ne doivent pas être où ils sont, géographiquement ou chronologiquement. Du coup, j’ai mis le réalisme de côté, et je me suis concentré sur l’histoire des personnages.
Pourquoi le choix de personnages animaliers ?
T- J’avais pris beaucoup de plaisir à dessiner une histoire de 4 pages avec des personnages animaliers dans un des Cri du Margouillat, j’ai voulu retrouver ce plaisir, tout simplement. Et puis c’est un des éléments de la rupture que je souhaitais (et que j’ai expliqué plus haut).
Tu présentes une vision très sombre de la Réunion et personne n’échappe au massacre. C’est très éloigné du rêve des îles (un lieu de quiétude où il fait meilleur vivre). C’est dû au projet lui-même ou c’est une vision plus générale de l’état du monde ?
T- Non, pour moi , la Réunion dans ces années-là ne fait pas rêver. Les souvenirs que j’en ai ne baignent pas dans une nostalgie de carte postale. Je me souviens d’une ambiance bizarre de tension entre les gens et de peur de plein de choses.
Qu’est-ce que tu entends exactement par là ? Tu n’étais pourtant pas vieillot à l’époque ?
T- Non, j’étais très jeune (7 ans). mais j’avais peur de tout. Déjà la religion catholique nous foutait un tas de trucs effrayants dans la tête, se rajoutait à ça les croyances autour des cérémonies malbares (elles avaient lieu en pleine rue maréchal Leclerc à l’époque..On évitait de passer à côté de sachets abandonnés sur la route car peut-être signe de sorcellerie, les légendes urbaines (la dame Blanche que je croyais voir partout ! [1]), les étranges femmes Zarabes dont on ne voyait que le visage…
Je veux dire aussi que la cohabitation entre les communautés n’était encore que de la tolérance, la mixité peu présente… et il était courant d’appeler quelqu’un par sa couleur de peau ! hé cafre ! éh malbar ! éh chinois ! Si cela peut paraître anondin, il signale qu’un certain cloisonnement était encore bien vivace. Se rajoute à ça un cloisonnement social encore plus présent. J’avais des camarades qui allait pieds nus à l’école, et avait les mêmes habits toute une semaine. N’ayant bien sûr pas leur matériel, ils se faisaient punir régulièrement…Je me sentais comme réellement privilégie et préservé, pourtant on n’étaient pas spécialement aisés. Tout ça fait que je garde une drôle d’impression de cette époque.
Cette année tu as multiplié les projets (illustrations pour un livre sur l’éducation sexuelle à la Réunion, une version ”métropole” de Ti Burce et ce livre). Comment tu expliques cette actualité qui tourne beaucoup autour de la Réunion (il y a aussi un collectif BD sur la cuisine créole à paraître que tu as initié) ?
T- La crise de la quarantaine ? Non, sérieusement, j’ai eu un creux entre deux séries et je me suis dit que c’était le moment de tenter d’autres choses (d’autres formats, d’autres thèmes, d’autres techniques…). Il se trouve que je voulais réaliser ce Quartier Western depuis longtemps. Les autres projets se sont greffés là-dessus suite à un enchaînement de circonstances.
Quartier Western est publié chez un ”jeune” éditeur réunionnais. Il aurait pu (dû ?) être publié en métropole aussi. Pour toi quels sont les avantages et les inconvénients de ce choix ?
T- Publier cette histoire chez un éditeur métropolitain m’aurait obligé à faire des concessions graphiques ou scénaristiques (pas de personnages animaliers, ou bien un scénario différents..). Jean-Luc Schneider (mon éditeur) m’a fait entièrement confiance. C’est peut-être une erreur de sa part en tant qu’éditeur, mais en tout cas, sur ce projet-là, il a eu raison de me laisser tranquille !
Graphiquement, j’ai eu l’impression que le dessin est très proche de ce que tu fais habituellement. Est-ce que tu as pensé à modifier ton dessin pour l’histoire ?
T- Ah bon ? j’ai pourtant essayé de me renouveler graphiquement en changeant de technique (scannage du crayonné, utilisation du noir et blanc…). C’est très difficile d’évoluer quand on a plus de 15 ans de tics de dessin derrière soi !
(note de l’intervieweur : j’aurais mieux fait de me taire)
Est-ce que tu as d’autres projets de ce genre dans le futur ?
T- Oui, j’aimerais bien renouveler ce type d’histoire, mais je cherche encore un sujet intéressant. Sinon, je prépare d’autres projets de scénarios pour d’autres dessinateurs.
[1] la légende urbaine de la Dame Blanche (telle que je la connais): à minuit, les automobilistes peuvent croiser une jeune femme en blanc faisant de l’auto-stop. C’est évidemment un fantôme. J’avoue qu’à chaque fois que j’ai roulé de nuit à la Réunion, j’ai cherché à voir la Dame Blanche. Tehem en a peut-être une autre version, il faut que je lui demande.
La Dame Blanche n’apparaît qu’à partir de 3 grammes. On la voit souvent en sortant de chez Mme Hannibal.
On voit que c’est du vécu.
je suis né à La Reunion et j’ai bientot 40 ans, mais je ne me souviens pas du tout de cette Reunion décrite dans QUARTIER WESTERN avec toute cette violence. Peut etre étais-je trop petit à l’époque pour etre conscient de toute cette violence, peut etre que mes parents m’ont surprotégés, en tous cas, la bédé est vraiment bien, et je la conseille à tout le monde ! ^^
merci pour cette interview Li an ! Sinon sais tu si Tehem a un blog où je peux lui écrire ?
C’est comme pour tout le monde : chacun a un vécu différent. Il y a même des personnes politiques en France qui pensaient que Ben Ali était un gars sympa :-)
@jackmarcheur : non, il n’a pas encore de site. Je peux lui faire passer la demande si tu le désires.
je ne connais pas qui est Ben Ali , tu peux m’éclairer ?
sinon, oui si tu as le temps de faire passer ma demande à Tehem, juste pour que je lui dise tout le bien que je pense de sa bédé .
Je l’ai rencontré une fois il y a longtemps pour un festival de la bédé (c’était à la mairie de St Denis), j’ai fait dédicacer un Tiburce (j’avais rencontré Rosinski également, et Boucq, et l’autre pas sympa du tout : lewis trondheim), mais je ne saurais reconnaitre Tehem si je le croise dans la rue ! ^^
En tous cas merci pour tes réponses, c’est vraiment sympa, pas comme certains (Van hamme non plus n’est pas sympa du tout !)
Au fait, tu vis dans l’ile ou ailleurs???
Ben Ali, genre l’ex-président tunisien…
Tu l’as donc rencontré au premier festival BD de St Denis. Et tu as eu de la chance si tu as vu Boucq :-) Je vais faire passer le message.
Boucq, j’adore Les Dents du Recoin, c’est la folie complete cette bédé.
Par contre j’accroche pas au reste, en particulier à son Western.
Boucq, il est super sympa, et oui,j’ai eu de la chance !
merci man !^^
je vais dejeuner !