La photographie, un support indissociable du travail de Moebius

Si l’on me propo­sait une confé­rence sur l’approche du dessin dans le travail de Giraud/​Moebius, une part impor­tante de ma cause­rie serait consa­crée à la façon dont Moebius a utili­sé le support photo­gra­phique. Et le jeune Li-An, assis au fond de la classe aurait fait les yeux ronds en se deman­dant de quoi je pouvais bien parler.

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Quand j’ai décou­vert Moebius, j’ai été fasci­né par ses visions et sa facili­té graphique. Je me suis donc appli­qué à repro­duire son style, toujours estoma­qué par sa capaci­té à réali­ser des images réalistes étonnantes. Évidem­ment, les profes­sion­nels à qui je montrais mes efforts me rappe­laient docte­ment que « Moebius, c’était des années de Giraud », sous-enten­du un dur travail laborieux sous le joug du dessin réaliste. Sauf que Moebius c’était un mélange de petits dessins rigolos et de trucs plus posés et que l’on avait un peu de mal à voir ce que Blueber­ry avait à voir avec ça. En fait, ce que l’on ne m’avait jamais dit, c’est que Giraud puis Moebius, c’était l’utilisation systé­ma­tique de références photographiques.

Et ça aurait proba­ble­ment changé ma vie.

On vous cache tout

Que Giraud ait utili­sé la photo­gra­phie dans le cadre de son travail, cela n’est guère surpre­nant : lorsque l’on dessine un western, la documen­ta­tion est primor­diale et, vu la nature de Blueber­ry, un western visuel­le­ment dans la lignée du cinéma holly­woo­dien, Giraud a accumu­lé une grosse documen­ta­tion. Mais ce qui carac­té­rise le rapport de Giraud avec cette documen­ta­tion c’est qu’il ne l’utilise pas seule­ment pour l’information mais aussi dans une approche artis­tique. Si j’en crois des rapports de première main, il consi­dé­rait que dans chaque planche, une case devait être direc­te­ment inspi­rée par une photo­gra­phie pour appor­ter une touche réaliste à l’ensemble. L’approche artis­tique est encore renfor­cée lorsque Giraud devient Moebius. Alors que le pseudo­nyme devait servir pour se défou­ler, il va conti­nuer à utili­ser la photo­gra­phie notam­ment dans ses illus­tra­tions SF pour les éditions Opta où il s’amuse à reprendre les codes de Virgil Finlay qui travaille à partir de photos lui aussi. On retrouve de la photo­gra­phie dans sa bande dessi­née fonda­trice La dévia­tion.

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Après sa mort et le dévelop­pe­ment d’Internet, les fans ont pu avoir accès aux images références bien plus facile­ment et il est devenu évident que Giraud/​Moebius utili­sait une photo­gra­phie quasi systé­ma­ti­que­ment dès qu’il réali­sait une illus­tra­tion un peu ambitieuse. Il est diffi­cile de dire si la photo­gra­phie déclen­chait le dessin ou s’il cherchait une photo­gra­phie en fonction du sujet puisqu’il n’en parle pas dans ses entre­tiens. J’imagine que c’est un mélange des deux.

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En ce qui me concerne, la compré­hen­sion du côté systé­ma­tique de l’affaire m’a laissé perplexe. Il faut dire que Moebius a été longtemps un phare artis­tique qui me faisait décou­vrir la liber­té du dessin ou de la narra­tion et travailler d’après photo me semblait juste dépri­mant. Évidem­ment, on savait que certaines images étaient tirées de photo­gra­phies (l’exemple le plus célèbre étant la couver­ture de Chihua­hua Pearl que personne ne pouvait ignorer à l’époque puisqu’il avait utili­sé une publi­ci­té pour denti­frice placar­dée partout) mais si j’avais su à mes débuts que cette approche était systé­ma­tique, je crois bien que mon évolu­tion graphique aurait été très différente.

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Virgil Finlay

Le vent du boulet

En 1995, une plainte est déposée contre Moebius pour utili­sa­tion abusive d’œuvre d’autrui (ça ne doit pas être le terme exact). En 1975, il a réali­sé pour Barclay une couver­ture de disque de Jimi Hendrix en se basant sur des photo­gra­phies fournies par le produc­teur. Un avocat lié au photo­graphe poursuit Moebius. L’affaire se conclu­ra à l’amiable, Moebius réali­sant un port folio Hendrix à partir des photo­gra­phies de Jean-Noël Coghe.

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The Human Form in Action and Repose

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Sous-titré A Photo­gra­phy Handbook for Artists, ce livre de poses photo­gra­phiques de Phil Brodatz et Dori Watson montre un homme et une femme dans des poses globa­le­ment classiques. Ce qui convient à Moebius dont le travail sur la beauté s’inspire du classi­cisme grec. Un des grands intérêts du livre c’est l’éclairage travaillé sur les corps qui permet facile­ment de créer des effets drama­tiques. Le première utili­sa­tion détec­tée d’images tirées de cet ouvrage remonte à 1973 (La dévia­tion) et la dernière en 2008 (Campagne de dépis­tage du cancer du sein).

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Exemples d’utilisation de cet ouvrage par Moebius

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deviation-moebius
triffides-moebius
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parapsychologie-moebius
balalde-moebius
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Enquête

Merci à l’ensemble des membres du groupe Google Giraud/​Moebius pour le travail d’enquête. Vous aussi vous pouvez jouer à ce jeu de devinette car il est évident que toutes les références n’ont pas encore été découvertes.

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31 commentaires

  1. En fait c’est jijé qui pour le western conseillait (et donc l’à trans­mis à son assis­tant Gir) de réinjec­ter du réalisme en utili­sant une documen­ta­tion photo de cheval par planche.
    Giraud lui, en inter­view disait le cachot­tier que ses illus­tra­tions ou dessins réalistes lui venaient d’une mémoire photo­gra­phique (chanson connue cf. Frazet­ta) et de la fréquen­ta­tion des salles obscures.

    Il y à tout un pan du travail de Moebius (certains portfo­lio Blueber­ry, par exemple) que je trouvais génial adoles­cent et qui est telle­ment peu inter­pré­té par rapport à la documen­ta­tion révélée qu’il perd complè­te­ment en intérêt.

    Merci Li-an, pour tes échanges par Mail à ce sujet.

    • Le pire exemple en la matière, c’est proba­ble­ment Les griffes de l’Ange dont le travail photo­gra­phique est vraiment trop présent.

  2. C’est très intéres­sant de voir toutes ces sources mais pour moi ça n’enlève rien au talent de Gir/​Moeb. Il y avait énormé­ment d’ouvrages de photos de modèles à desti­na­tion des artistes. J’en ai moi-même utili­sé pas mal pour construire des visuels réalistes. Lui avait au moins le talent de trans­cen­der ces images assez ternes et de les revivi­fier dans un univers person­nel. Tout le monde utili­sait de la doc pour dessi­ner, selon moi on est loin du plagiat ou de l’usage facile. Il ne faut pas oublier que c’est aussi une méthode pour perce­voir un corps, une posture, avant de s’en passer pour dévelop­per une séquence.
    Bien sûr ça enlève une part du mystère qui peut auréo­ler les génies du dessin, mais y‑a-t-il tant de dessi­na­teurs qui aient fait d’aus­si belles images en travaillant égale­ment de cette manière ?

    • Ah, j’ai bien fait atten­tion dans cet article à ne pas expri­mer un quelconque avis négatif (c’est une de mes bonnes résolu­tions de l’année). C’est une consta­ta­tion et à mon avis une approche complè­te­ment sous-estimée dans l’œuvre de Giraud/​Moebius.

      Je crois d’ailleurs que tu fais une erreur d’interprétation en disant qu’il utili­sait ces sources comme n’importe quel artiste. Il a un rapport avec la photo­gra­phie qui relève quasi­ment du fétichisme et on pourrait tout à fait l’aborder du point de vue Art Contem­po­rain avec une approche systé­ma­tique du détour­ne­ment. C’est juste­ment parce que l’on connait son talent et ses facili­tés que l’on ne peut pas dire que c’est juste une recherche de posture. Il y a des dizaines et des dizaines de photo­gra­phies qu’il a utili­sé et dont il aurait pu se passer (quelque fois ce sont des dessins vite faits). L’exemple parfait (et assez horrible à mes yeux) c’est Les griffes de l’Ange où chaque image part d’une photographie.

      • On pourrait ajouter que tu as pris soin de ne pas poster les images le plus compromettantes…

        Concer­nant Les griffes de l’Ange je pensais à l’époque à un léger exercice de style, à cause du sujet érotique.
        Les aquarelles de ce portfo­lio, sont égale­ment toutes des recréa­tions relati­ve­ment peu inter­pré­tées de photo­gra­phies, notam­ment en cadrage :

        https://www.bedetheque.com/parabd-1-BD-Blueberry-type-1-cat‑2.html

        Ces images-ci me faisaient parti­cu­liè­re­ment rêver adoles­cent (ce que j’ai pu baver devant un tirage de la N°5).

        • Dans le cas de ce portfo­lio, les couleurs sont belles et revisi­ter le western en dessin est toujours sympa. J’imagine en effet que l’Ange est concept mais avec lui on ne sait jamais à quel point la photo n’est pas utili­sée pour aller plus vite.

          • Malgré le manque d’inter­pré­ta­tion des sources , les couleurs de ce portfo­lio western sont superbes, je te l’accorde.
            J’ai toujours rêvé à une mise en couleurs similaire pour la B.D blueberry.

  3. Merci pour cet article super intéres­sant et documen­té qui me permet de décou­vrir /​ mieux comprendre certains aspects du travail de Giraud /​ Moebius.

    Je n’ai toujours pas lu les Blueber­ry… Mais, influen­cé par le Manda­lo­rien, j’ai des envies de Western en ce moment. Peut-être que ça sera ma lubie de 2021 :)

    • Blueber­ry est proba­ble­ment ce qui se fait de mieux en western BD mais la carrière du lieute­nant étant fort longue, on peut ne pas tout aimer. Je n’ai par exemple jamais lu les tout premiers albums et je pense qu’il faut commen­cer avec le diptyque La mine de l’Allemand perdu. Angel Face est le plus Moebiu­sien (période 1970) et à partir de La longue marche le dessin est plus aéré (en fait c’est même meilleur que le Moebius de l’époque).

  4. Utili­ser la photo­gra­phie comme base est commun à tous les illus­tra­teurs , peintres , dessi­na­teurs, Jeffrey Cathe­rine Jones pour son Lord Greys­toke . Avant la photo les peintres utili­saient la chambre noire et ensuite au 19è siècle la chambre claire ( Poïvet en possé­dait une ) .

    • C’est bien vrai. Mais on voit bien que Moebius n’utilise pas du tout la photo­gra­phie comme support documen­taire person­nel. On n’a pas d’exemple de photo­gra­phies qu’il ait réali­sées lui-même pour un besoin parti­cu­lier (comme pouvaient le faire Norman Rockwell ou les studios d’illustration US des années 1930/​50 qui utili­saient des modèles qu’ils mettaient en situa­tion). Giraud pioche des photo­gra­phies qui lui plaisent et il en tire un dessin. C’est pour moi une approche créative très person­nelle qui fait partie inhérente de son travail. En fait, je me rends compte que dire « au final, il faisait comme d’autres aupara­vant » c’est quelque peu réduc­teur et c’est passer à côté du côté très spéci­fique de son travail. C’est même passer proba­ble­ment à côté d’une part impor­tante de son talent.

    • Enfin, ceux de l’époque figura­tive :-) Mais d’après nature, ce n’est pas d’après photo­gra­phie mais réelle­ment sur le sujet. Enfin, comme le faisait remar­quer Franquin, la photo­gra­phie étant devenue d’une telle quali­té que l’on peut l’utiliser pour les études.

  5. C’est dommage de ne pas s’inté­res­ser aux tout premiers albums de Blueber­ry, parce qu’on y voit Giraud tâton­ner, s’éloi­gner parfois de la technique de Gillain, puis y revenir, tester des traite­ments diffé­rents pour les ombres et les lumières, tantôt en s’ins­pi­rant manifes­te­ment de photos, tantôt en improvisant…

    • C’est intéres­sant d’un point de vue histo­rique (pour le graphisme) mais bon, déjà que j’ai eu du mal à m’intéresser vraiment à Blueber­ry, alors du vieux Blueb.

    • C’est le truc le plus ennuyeux dans ce cas précis : Giraud n’en faisait pas la publi­ci­té et les inter­vie­weurs n’abordent pas le sujet de manière frontale. Du coup, après coup, c’est un peu pertur­bant de décou­vrir ça.

  6. Une anecdote : il y a une trentaine d’années on a cru s’aper­ce­voir que Chantal Montel­lier repro­dui­sait des poses apparem­ment piquées chez Moebius. Scandale, disgrâce même – je crois que sa réputa­tion s’en est jamais totale­ment remise. Alors qu’en défini­tive c’était faux, elle se servait juste du même bouquin de photos que lui (celui dont tu parles) comme référence, exacte­ment de la même façon et il arrivait qu’elle choisisse les mêmes poses que Moeb’, d’où le malen­ten­du (le premier extrait de Balade que tu nous proposes en est un exemple). Mais trop tard pour recti­fier, le mal était fait.Comme quoi faut pas trop vite crier haro sur le baudet

    • Voilà une histoire intéres­sante, je me demande si on trouve des traces. Ça battrait quelque peu le discours de fans qui assènent « Évidem­ment, tout le monde le savait que Moebius travaillait d’après photo ».

      • Si ma mémoire ne me trompe pas, il me semble bien que c’est le pinailleur de Bo Doï qui était derrière ce mauvais procès. Ou alors Igwal et Casoar dans Fluide ? Je ne sais pas, je ne sais plus, je suis perdu.

  7. Cela arrive souvent Thomas Frisa­no et Chris­tophe Bec ont utili­sé la même source photographique :
    https://​www​.ebay​.fr/​i​t​m​/​T​h​o​m​a​s​-​F​R​I​S​A​N​O​-​O​r​i​g​i​n​a​l​-​d​e​-​c​o​u​v​e​r​t​u​r​e​-​p​o​u​r​-​K​I​W​I​-​n​u​m​e​r​o​-​5​4​9​-​S​i​g​n​e​-​T​B​E​-​/​1​3​3​3​7​7​3​0​7​386
    https://​www​.bedetheque​.com/​B​D​-​P​r​i​n​c​e​s​s​e​-​R​o​u​g​e​-​T​o​m​e​-​2​-​L​a​-​m​a​r​c​h​e​-​a​-​l​a​-​m​o​r​t​-​4​8​9​1​.​h​tml
    http://​charles​bron​son​.unblog​.fr/​2​0​1​9​/​0​1​/​1​8​/​c​h​a​t​o​s​-​l​a​n​d​-​l​e​s​-​c​o​l​l​i​n​e​s​-​d​e​-​l​a​-​t​e​r​r​e​ur/

    • Que les dessi­na­teurs réalistes utilisent des photo­gra­phies, je crois que l’on peut être d’accord là-dessus – et il me semble que c’est ce que j’ai dit.

    • Atten­tion, dans ce cas précis on peut voir que l’approche de Moebius n’est pas du tout compa­rable. Rockwell (et la plupart des artistes de son époque qui gagnent bien leur vie) met en scène des personnes qu’il a choisies, prends la photo (des studios faisaient aussi le travail) et travaille à partir de la photo. Mais tous les éléments photo­gra­phiques ont été sélec­tion­né par Rockwell. Moebius trouve une photo qui lui plaît et la redessine.

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