Angoulême, c’est la fête à la BD. À toute la BD ? Non, un petit nombre de personnes souffrent en silence dans le noir, petites mains ignorées par les grands médias et par la Sécurité Sociale : les coloristes ! Suite à une proposition de Julien, je me suis dit que ce serait une bonne idée de réaliser une inverview de ma coloriste, Laurence Croix. Parce que c’est une personne qui a une excellente culture BD, parce qu’elle a longuement réfléchi à son travail et qu’elle continue à le faire (je peux vous assurer que ce n’est pas le cas de tous les coloristes que j’ai croisés). D’un autre côté, coloriste, c’est un métier assez mal vu dans la profession, rarement considéré comme créatif (il faut dire que les dessinateurs aiment voir leurs consignes respectées à la virgule la plupart du temps) et un peu en bout de chaîne (je ne parle pas de la reconnaissance purement administrative quand on voit que les impôts veulent reconsidérer la position d’auteur d’Uderzo malgré les contrats signés et l’évidence artistique). Coloriste, qui es-tu ? Voilà un vrai sujet pour Envoyé spécial.
Peux-tu te présenter rapidement ?
Laurence Croix – J’ai 37 ans, je vis, travaille et m’enrhume à Rennes.
Je sais que tu as fait des études universitaires. Comment en es-tu arrivée à faire des couleurs pour la BD ?
LC – Je serais tentée de répondre ”par hasard” mais ce n’est pas tout à fait vrai.
Par hasard parce que je n’ai pas de formation de coloriste à proprement parler mais une formation graphique plus généraliste en ayant fait mes études secondaires en faculté d’Arts plastiques. C’est en fin de cursus que j’ai plus particulièrement travaillé le sujet des techniques de mise en couleurs dans la bande dessinée, de façon théorique tout d’abord.
Dès que j’ai mis le nez dans ce métier de façon plus professionnelle ça m’a tout de suite plu et je n’avais plus vraiment de doute. Ensuite il fallait trouver des collaborations et des contrats et là j’ai quand même eu beaucoup de chance, les opportunités se sont multipliées assez rapidement. La rencontre avec Brüno – pour la série ”Nemo” à l’époque – a notamment été importante professionnellement. Ça a été une énorme chance de le rencontrer et de pouvoir travailler avec lui et une sacrée carte de visite par la suite.
Mais concrètement j’ai appris la couleur au fur et à mesure de la réalisation de mes albums et j’apprends toujours.
Comment considères tu le travail des couleurs dans l’ensemble de la création d’un album ?
LC – C’est souvent l’élément qui fait la cohésion de l’album : cela doit soutenir la narration et le graphisme, les rendre encore plus lisibles. Il faut que les 3 éléments ( scénario, dessin , couleur ) soient au service les uns des autres, s’articulent correctement, sinon c’est bancal. Tout cela se résume à la recherche d’un équilibre global le plus abouti possible.
Comment te positionnes-tu par rapport au travail de tes collègues coloristes ? Différences, philosophie commune ?
LC – Je travaille essentiellement en aplat. Cela ne demande pas de compétences techniques particulières quant au maniement du logiciel. En même temps cela correspond à ce que j’aime voir dans les albums des autres. J’ai une culture de bande dessinée franco-belge classique d’une part et de bande dessinée indépendante de l’autre (Drawn and Quarterly, L’Association, Cornélius, Le Journal de Judith et Marinette… etc.), je mixe un peu les deux. C’est plus de la cuisine au jour le jour que de la philosophie.
Après ça j’ai clairement mes points de fixation : j’adore ce qu’on appelle avec Brüno ”les aplats Lucky Luke” – quand on passe un personnage en une seule teinte – et j’essaye aussi de ne jamais perdre de vue la lisibilité d’une case, de cette case dans la page et de cette page dans la double page. Qu’est ce qu’on doit voir ? Qu’elle est l’action importante ?
J’aime aussi lorsque la couleur fait signe, le coloris pour le coloris, éviter le mièvre. Mais c’est toujours délicat parce que si la couleur prend le dessus gratuitement, c’est raté.
Est-ce que ta vision des couleurs a beaucoup évolué depuis tes débuts ?
LC – Je continue à toujours avoir une approche assez brute de la couleur.
J’aime quand il y a peu de teintes, quand c’est de l’aplat et que c’est hyper efficace graphiquement (un peu comme une sérigraphie 3 ou 4 passages, ou les images d’Epinal).
Avec le temps j’essaye d’avoir des gammes plus étendues, je m’efforce de mieux séparer les plans.
En fait comme j’ai plus une formation en histoire et en analyse du dessin qu’en pratique du dessin et que je suis peu intéressée par l’aspect technique sur Photoshop, je suis obligée de trouver d’autres biais qui évoluent au gré du temps et des rencontres. Il m’arrive de travailler avec des dessinateurs qui tout en ayant des aspirations proches des miennes vont avoir un point de vue extrêmement éloigné du mien lorsqu’il va s’agir d’appréhender la réalisation du travail. Observer un travail à réaliser du point de vue de l’autre est très formateur.
Tu réalises les couleurs du dernier Blaket et Mortimer. Est-ce que tu considères comme une consécration professionnelle de travailler sur un album d’un tel tirage ?
LC – Non, ce n’est pas une consécration, ni une fin en soi, c’est une marque de confiance de la part de l’éditeur parce que tu ne peux pas planter un tirage à 450 000 exemplaires, ni techniquement , ni en terme de délais. Ça demande donc une disponibilité constante et une bonne résistance nerveuse.
C’est aussi une grande chance que de pouvoir mettre en couleurs des personnages aussi célèbres que Blake et Mortimer, comme ça a été une chance d’avoir entre les mains le Spirou (vert !) de Yann et Olivier Schwartz, parce que ce sont des lectures d’enfance. Cela dit je n’étais pas seule aux manettes : sur le tome 19, les couleurs ont été réalisées avec Chantal de Spiegeleer et sur le tome 20, même en ajustant la gamme aux goûts d’Antoine Aubin , j’avais quand même toute la base du tome précédent qui était là.
Est-ce que tu travailles de la même manière avec les différents auteurs ?
LC – – Oui dans le sens où je discute longuement avec chacun avant d’attaquer la couleur.
– Oui parce que quelque soit l’album le démarrage est laborieux. Je suis extrêmement lente au départ d’un album, je peux tourner autour pendant des semaines voire des mois le temps de tout caler avec le dessinateur. Si c’est une adaptation de texte je lis le texte original, ou je me renseigne un minimum sur le sujet. Il y a une phase d’imprégnation mais j’ai forcément toujours un temps de retard par rapport au dessinateur ou au scénariste parce que je ne peux pas maitriser le sujet aussi bien que lui/eux.
– Et oui parce j’ajuste au mieux les éventuelles corrections : si ça ne plait pas au dessinateur, je recommence, jusqu’à ce que nous soyons contents tout les deux du résultats.
– Non dans le sens où je m’adapte à chacun de leurs univers. Il n’y a pas de recette type. De plus, parfois j’ai carte blanche, parfois je suis plus en retrait.
C’est une relation de confiance et je sais à quel point ça peut être difficile pour certains dessinateurs de confier la mise en couleur de leurs dessins à une tierce personne.
Que ce soit pour chaque dessinateur et ensuite pour chaque histoire, il y a une recherche de gamme différente que l’on estimera avec le dessinateur la plus adaptée à servir la narration.
En même temps j’ai beaucoup de chance car je travaille souvent avec les mêmes personnes, il y a donc une confiance et une fidélité mutuelle qui se met en place au fil du temps et qui permet de faire évoluer ce travail sur le long terme.
Coloriste est un métier pas tellement mis en valeur dans la BD et on voit apparaitre des coloristes/scénaristes. Comment vois-tu cette évolution ?
LC – Les coloristes sont considéré(e)s comme les petites mains de la bande dessinée, on travaille dans l’ombre et c’est pourtant la couleur qui participe pleinement à la première impression du lecteur lorsqu’il ouvre l’album. Beaucoup de lecteurs ignorent qu’il y a une véritable profession derrière la couleur. Mais ça évolue, doucement, car on voit quand même de plus en plus le nom des coloristes sur la page titre, à défaut d’être sur la couverture.
Quant à la double casquette coloriste/scénariste ça ne m’apparaît pas comme une nouveauté réelle. Simplement certains sont capables de faire les deux tout comme un dessinateur peut faire sa couleur et/ou sa narration. Sauf que si tu es scénariste ou dessinateur tu deviens automatiquement – statutairement – auteur. La question ne se pose même pas. Si tu n’es que coloriste c’est moins évident pour ton éditeur, voire aussi malheureusement pour certains co-auteurs.
Quels sont tes goûts BD ? Est-ce qu’il y a des coloristes dont tu suis le travail ?
LC – Même sans en avoir lu énormément j’ai un grande attirance pour le travail de Dave Stewart sur la série Hellboy : je trouve ça graphiquement superbe. À part ça on en revient toujours aux anciens avec des séries comme Lucky Luke, Spirou, Astérix.
Mais en fait, ce sont surtout des séquences ou des cases de certains albums qui m’ont marquées.
Par exemple, les 3 planches d’incendie des Rivaux de Painful Gulch de Morris et Goscinny. Avec 3 couleurs on a une fin de soirée, un violent incendie et le petit matin qui se lève et c’est terriblement efficace.
Dans le combat des chefs d’ Uderzo et Goscinny , il y a les druides qui changent de couleur à chaque fois qu’ils goûtent leur potion magique jusqu’à en devenir à pois ou à carreaux.
La couverture du Noyé à deux têtes de Tardi avec les superbes tentacules rouges.
Les touches de rouge ressortant sur des camaïeux de gris dans les premières éditions de la série Sambre d’ Yslaire et Balac.
Le travail de complémentaire de Nicolas De Crécy dans Foligatto.
Et Tintin , bien sûr.
Est-ce qu’il y a des choses qui influencent ton travail hors BD (peinture, photo etc…) ?
LC – Pas suffisamment, je ne prends pas assez le temps de voir autre chose que des albums de bande dessinées.
Quel intérêt/plaisir trouves-tu à travailler avec moi ?
LC – Une liberté totale. La fameuse carte blanche dont je parlais plus haut.
Merci(Suggestion entendue devenue promesse tenue)!..Et bravo à Laurence Croix.
Et ça pas été facile, moi je vous le dis !
Les mémoires de Laurence sont super intéressants, je les feuilletais pas plus tard qu’hier encore :)
J’aime bien sa mise en couleur sur ton dessin ‚et j’apprend que c’est elle qui fait la couleur de Brüno ( alors que j’ai des bouquins de cet auteur chez moi )…Et je me rend compte aussi que j’aimais cette mise en couleur, décidement :)
Tu n’as pas honte de ne pas lire le nom des coloristes :-)
Oh si je l’avais lu pourtant :)
superbe interview, hyper interessante, et merci à Laurence d’avoir pris le temps de repondre aux questions de LiAn
Pour ma part, j’ai eté assez impressionné par le travail de recherche du dessinateur / coloriste de la série Blacksad, avec le tome L’histoire des Aquarelles. Finalement il dit que le blanc c’est top !
super article Li an ! ^^
C’est surtout les réponses de Laurence qui font l’intérêt de l’article :-)
Excellente idée, ce billet.
Donc, si je comprends bien, pas de velléité actuelle de la part de l’excellente Laurence de faire la scénariste ou la dessinatrice ? Chouette alors : on se la garde comme coloriste !
Elle veut se présenter à la Présidence de la République en 2012, c’est pour ça qu’elle se réserve.
Une amicale pensée:Le travail de Laurence Croix pour la réédition des ”Chlorophylle” de Macherot;élégant,profond et tout.
@julien : j’avais prévu une interview avec elle pour ces rééditions mais ça traîne. Je vais faire bientôt un billet sans l’attendre.